55.4 Après Le Déluge (Partie 1, Toulouse Gruissan).
Je crève denvie de me mettre à genoux et de le prendre en bouche ; pourtant, ce corps à corps est dune sensualité et dun érotisme qui dépasse lentendement ; mes lèvres son insatiables, mes mains infatigables ; sous le déluge de mes caresses, lexcitation du bogoss semballe, devient délirante.
Ma langue descend à ses abdos, se délecte de son nombril ; et lorsque jarrive à la ligne verticale de petits poils, je ne peux résister à la tentation dy plonger mon nez ; je pars en quête des odeurs masculines de sa peau, dans cette région si proche de son sexe ; bonheur olfactif, tactile, sensuel : petites odeurs de jeune mâle, peau tiède, petits poils tout doux, délicieux avant-goût de sa puissance de mec.
Je suis à genoux entre ses cuisses. Je le prends en bouche et je me sens bien.
Le sucer est juste le bonheur suprême. Lui faire plaisir, le plus exquis des plaisirs. Et sentir, en plus, ses doigts sur mes tétons, cest juste inouï ; ses doigts qui caressent, pincent légèrement, tout en variant sans cesse les mouvements, la pression, tout en moffrant dinfinies nuances dexcitation, dinnombrables frissons.
Jusquà ce quun feu dartifice dément explose dans ma tête : lorsque, à force de tâter et de tâtonner, le bogoss finit par trouver LE toucher et la cadence qui mapportent LE frisson absolu : position des doigts, pression, toucher, coordination, cadence, tout est parfait
Oui, tout est parfait
à part le fait quun réveil en sursaut vient interrompre cette magnifique séquence à la saveur de déjà-vu. Enroulé dans mes draps, je suis en nage.
Pendant quelques instants, je suis perdu : mon rêve était si réel, que jai du mal à croire que ça en était un.
Pourtant, je suis seul dans le lit ; un lit qui nest pas le mien, dans une chambre qui nest pas la mienne. Il est quelle heure ? On est quel jour ? Où est-ce que je suis ?
Il me faut un petit moment pour réaliser que je suis à Gruissan, et que jy suis depuis une semaine.
Une poigné de secondes et tout me revient. La semaine sans ses nouvelles ; mon escapade à la brasserie pour lui dire de venir chercher sa chaînette ; sa chemisette couleur pétrole, le lendemain, lorsquil se pointe chez moi ; les cinq dernières notes du Casse-Noisette ; le sexe froid, sans âme ; sa détermination à partir vite ; ma demande dexplications au sujet de son brusque changement dattitude ; son agacement ; le bruit de la capote qui tombe par terre ; ses mots durs, méchants, blessants comme des lames ; mon coup, son coup, le bruit de la chair qui morfle, le sang ; des mots et des bruits qui me hantent ; maman qui débarque ; le regard de maman ; son dernier regard plein de tristesse et de tourment, juste avant son départ.
Oui, son départ. La porte qui claque derrière lui : la dernière note, dure, sèche et dissonante de notre histoire. La sensation dun gâchis sans nom qui marrache le cur.
Alors, oui, le mien est un réveil en nage ; mais, aussi, un réveil en larmes.
Samedi 11 août 2001, une semaine plus tôt, dans ma chambre à Toulouse.
Ce matin, je me réveille de très bonne heure. Il nest que 5h15. La maison dort encore.
Cette nuit, je nai pas beaucoup dormi. Je my attendais. Mais pas à ce point. Jai sommeillé plutôt que dormir. Jai survolé les heures en faisant de léquilibrisme sur mes nerfs épuisés. Jai pensé, pleuré, regretté ; jai essayé dimaginer une, cent, mille façons de rattr les choses, je me suis posé un million de questions sans pouvoir me donner une seule réponse qui enlèverait ne serait-ce quun ton de noirceur au tableau.
Mais comment essayer de mextirper du désespoir le plus total, alors que tout converge à un seul, unique et triste constat : la fin de cette histoire, la fin de mon amour.
Quand tout est perdu, la douleur est immense, le deuil impossible.
Je suis KO. La nuit est passée sur moi comme un rouleau compresseur. Jai les yeux enflés de larmes, le visage douloureux à cause du coup reçu, la tête alourdie par une grande fatigue, assommé par une migraine terrible.
Je nai presque pas dormi de la nuit, mais je sais que je ne vais pas retrouver le sommeil pour autant. Je comate. Je sais déjà que la migraine va massiéger tout au long de la journée.
Je ne dors plus, mais je nai pas du tout envie de me lever. Il faut avoir une raison pour se lever. Un but, une obligation, une envie, un rêve, lespoir dun bonheur : quelque chose qui fait courir. Je nai rien de tout ça dans mon horizon.
Je me sens tellement fatigué que jai limpression que mes yeux, mon cerveau, mon corps sont comme paralysés. En fait, je ne ressens rien, comme si je navais plus de corps, ni de cerveau : rien, à part cette intense sensation d, de mort intérieure.
Jai limpression dêtre tombé du dixième étage dun immeuble et de mêtre écrasé sur le bitume ; la sensation dêtre fracassé de partout, jusquau dernier os, et de demeurer pourtant conscient.
Mon cerveau est tellement envahi et paralysé par la souffrance quil na même pas la ressource pour remonter à la cause de cette souffrance ; je narrive à penser à rien, à me focaliser sur rien ; chaque pensée, chaque souvenir, chaque image me semble au-dessus de mes forces : ressource de système insuffisante, le bug est important. Ne penser à rien, juste ne penser à rien ; et tenter de supporter cette migraine atroce.
Le vent dAutan, toujours aussi fort, toujours aussi insistant, tape contre les volets, les fait vibrer, résonner ; petit à petit, le soleil vient lui aussi tenter de donner lassaut à ma chambre ; déterminé, insistant, il profite du moindre interstice pour venir me parler de cet été qui sest définitivement envolé pour moi ; dans mon cur, cet été sest désormais muté en hiver de Sibérie.
Jai limpression que le déluge sest abattu sur ma vie ; que tout est chamboulé, que rien ne sera plus comme avant. Ma vie, cest le vide. Jai tout perdu, mon plus grand bonheur.
Alors, je veux juste tout oublier, ne plus rien ressentir. Je sais que je ne tomberai plus jamais amoureux. Je ne veux plus jamais tomber amoureux. Ça fait trop mal quand ça sarrête.
Jai juste envie de couper les ponts avec ma vie davant. Si la rentrée était demain, ce serait un véritable soulagement pour moi. Il faut que je voie avec maman si je ne peux pas minstaller à Bordeaux avant la rentrée. Mais je ne connais personne à Bordeaux ; et lidée de me retrouver seul dans un petit studio mangoisse.
Je nai même pas envie de voir Elodie ; je nai pas envie de parler de ce qui sest passé, même pas avec elle. Juste oublier, le plus vite possible.
La seule chose dans laquelle jarrive à trouver un semblant de soulagement, cest la réaction de maman. Bien évidemment, javais imaginé mon coming out dune façon complètement différente : jaurais voulu attendre, pour le faire, de pouvoir la rassurer quant à mon bonheur ; loin de là, elle a assisté à mon malheur. Mais elle a été formidable, vraiment formidable : ses mots et ses caresses, mont fait un bien fou. Son amour ma fait un bien fou.
Quand je pense quil y a des jeunes qui se font mettre à la porte par des parents qui nacceptent pas leur homosexualité, je me dis que jai quand-même une chance inouïe.
Je nai pas pour autant envie de reparler de tout ça, avec elle, dans limmédiat ; mais rien que le fait de savoir quelle sait et quelle me soutient, cest en soi une aide morale précieuse.
La radio a tourné toute la nuit dans le noir, et elle tourne toujours ce matin, à volume tout bas ; javais besoin dune présence, besoin de me donner lillusion de ne pas être seul sur Terre ; javais besoin de me donner limpression dune vie qui continue, celle de la radio, une vie à laquelle pouvoir en quelque sorte raccrocher la mienne, cette vie qui sest arrêtée la veille, comme une horloge cassée.
Je me sens comme vidé de toute énergie ; jai envie de rester là, dans ce lit, pour le restant de ma vie.
Je comate toujours, alors quune barre de fatigue et de douleur transperce mon crâne de tempe à tempe ; jai la tête aussi lourde quune pastèque ; jai les membres, les muscles, les articulations, les os rendus douloureux par la fatigue extrême ; jen ai mal au ventre, tellement je ne suis pas bien.
Peu à peu, jentends la maison se réveiller ; papa se lève, il prend sa douche, son petit déjeuner ; papa part travailler. Jécoute la ville se réveiller à son tour, la circulation reprendre, les voix des passants dans la rue revenir doucement.
Il est 9 h, lorsque maman vient taper à la porte de ma chambre.
« Tu es réveillé, mon loulou ? ».
« Oui maman, bonjour
».
« Ça va, Nico ? ».
« Oui
» je lâche, tout en me laissant submerger par un bâillement silencieux mais si profond que jai limpression quil va ouvrir mon thorax en deux.
« Tu te lèves, Nico ? ».
« Pas tout de suite, sil te plait
».
« Ne tarde pas trop, tu vas être en retard
».
« En retard
pour
? »
« Tas oublié, Nico ? Tu as ton dernier cours de conduite ce matin
».
« Ah
merde ! ».
« Tu veux reporter ? ».
Oui, jai envie de reporter ; du moins, mon corps a envie de reporter ; lidée de marracher du lit, de sortir de la maison, daffronter le monde, cette journée dété, le soleil, le Vent dAutan, de marcher jusquà lautoécole et de devoir me concentrer sur la conduite me semble bien au-dessus de mes forces.
Pourtant, et cest là que je me rends compte que je suis finalement peut-être toujours vivant, je vois pointer au fond de moi une raison de me lever ; même si je nai aucune envie de parler de ce qui sest passé hier, je me dis que de passer un moment avec Julien le clown sexy ça me fera du bien, ça me changera les idées.
« Non, ne reporte pas
je me lève, jarrive
».
Je ramasse mes membres en vrac, je prends mon visage entre mes mains, comme pour aider mon buste à soulever ce fardeau quest mon crâne ; je me fais violence, jouvre les volets, je me laisse percuter par la lumière vive du jour, par la caresse musclée du vent dAutan, par les bruits dissonants de la ville.
Je passe dans la salle de bain et je me retrouve face au miroir, nez à nez avec limage de ma gueule en vrac ; ah, putain, je suis vraiment bien amoché ; javais eu limpression davoir reçu le coup en plein sur le nez, mais cest plutôt sur le côté que jai chargé ; le bleu commence sous lil droit et descend le long du nez.
Je lai tapé, il ma tapé, quel immense, horrible gâchis ! Et maintenant, tout est fini pour de bon. Jai envie de pleurer, car ma vie na plus de sens.
Dégoûté, je marrache à cette image de malheur et jouvre le robinet de la douche ; leau tombe de la pomme, comme les larmes sur mon visage.
Leau qui glisse sur mon corps est comme une caresse apaisante ; voilà une douche que je fais durer longtemps, tout en me demandant comment je vais pouvoir justifier ma gueule en vrac auprès de Julien, pour éviter quil pose trop de questions.
Primo, je vais mettre des lunettes de soleil ; deuxio, je vais lui servir la même explication que maman à papa : la porte de la salle de bain sur le nez. Il ne va jamais gober ça, mais il va devoir sen contenter.
Lorsque je descends, un bol de café au lait fumant est posé sur la table à coté de quelques tranches de pain grillé ; ma confiture préférée, celle dabricots, ainsi quun verre de jus de fruit à la poire complètent ce délicieux tableau matinal. Lodeur du pain grillé, ainsi que la présence de maman remplissent la pièce dun bonheur simple qui mémeut aux larmes ; caresse pour mes narines, lune ; caresse pour mon cur, lautre.
« Merci maman
pour le petit dej
».
Elle sourit. Elle est belle.
« Ça va mon Nico ? Tas réussi à dormir un peu ? ».
« Pas trop
».
« Cest le chagrin
».
« Tas pas un truc pour la migraine, maman ? Jai la tête qui va exploser
».
« Si tiens, mon loulou
» réagit elle du tac au tac en menvoyant une boite daspirine.
« Merci maman
».
Je bois une gorgée de café au lait, la boisson chaude descend en moi comme un doux câlin ; et soudainement, je me sens prêt à lâcher ce que jai sur le cur depuis la veille :
« Je suis désolé que taies appris ça comme ça, hier
».
« Je nai rien appris, hier
rien que je ne savais déjà
à part mettre un visage sur un garçon dont je soupçonnais bien lexistence
».
« Mais comment tu savais ? »
« Ce sont des choses quune maman ressent
».
« Ça se voit autant ? ».
« Mais pas du tout, mon Nico
quand on te regarde, on ne voit quun beau garçon
et on ne peut pas deviner ce qui fait battre ton cur, pas du tout, je tassure
».
« Tu me rassures
nempêche que tu savais
».
« Bon daccord » elle rigole « il ny a pas que de lintuition féminine dans lhistoire
il y a eu aussi un peu de chance
si on peut dire ça comme ça
il faut que je te dise, Nico
il y a quelques temps, jai croisé la maman de Dimitri au centre commercial et elle ma demandé de tes nouvelles
elle a précisé que ça faisait depuis lété dernier quelle ne tavait pas vu
je nai pas eu besoin de lui poser la question, mais il ma semblé évident que tu nas jamais dormi chez Dimitri ces derniers mois... ».
« Et tas pensé direct à un mec
tu tes pas dit que jaurais pu être chez une fille
»
« Cest ce que jai pensé la première fois que tu as découché
après, je me suis dit que tu naurais pas fait tant de cachotteries si ça avait été le cas
et aussi, depuis la semaine dernière
il y avait cette odeur de cigarette qui trainait dans la maison
et aussi un parfum de garçon
».
« Désolé davoir menti
».
« Je ne ten veux pas, Nico
tu as menti parce que tu avais peur
mais tu nas pas à avoir peur de moi
et je suis sûr que même papa va bien le prendre
quand tu seras prêt, tu lui expliqueras calmement, et ça va passer comme une lettre à la poste
».
« Elodie est au courant
».
« Je men doutais
»
Ça faisait combien de temps que tu étais avec ce garçon
au fait, il sappelle comment ? ».
« Je nai jamais été avec lui
».
« Comment ça
».
Maman, sil te plait, je peux pas
» je la coupe, au bord des larmes.
« Daccord mon Nico, daccord
» fait elle en me caressant doucement les cheveux.
Comme je lavais imaginé, le contact avec la ville bruyante, avec sa lumière aveuglante, avec les passants pressés, avec le vent violent et insistant, magresse sans pitié. Lorsquon est au fond du trou, il faut une énergie mentale insoupçonnée rien que pour exister ; car, dans ces moments-là, exister cest être en opposition à un monde qui apparaît étranger et hostile.
Je tente de me cacher derrière mes lunettes de soleil, mais jai limpression que tout le monde me regarde quand même, que mon cocard clignote sur mon visage comme un gyrophare violet.
Me voilà lancé sur les rails de cette nouvelle journée que je vais devoir affronter lesté de cette fatigue insupportable ; me voilà parti pour puiser dans mes dernières ressources pour accomplir chaque mouvement, chaque pas, la moindre pensée (je me sens comme un portable dont licône de charge clignote en permanence, annonçant un arrêt imminent).
Cette belle et chaude journée dété na pas de sens pour moi, car ce sera une journée sans lui ; la première, dune longue série, une série infinie ; je sais que je ne le reverrai plus jamais ; à part, peut-être, à la télé ou sur un journal sportif ; je naurai même pas le droit à loublier pour me reconstruire : son absence me hantera à travers le rugby.
Il faut que je parte de cette ville au plus vite : quand je serai à Bordeaux, je pourrai peut-être échapper au rugby. Et aux souvenirs.
Ma souffrance plane au-dessus de moi comme une immense chape de plomb ; tous mes sens sont enlisés dans une sorte détat comateux, mon cerveau marche au ralenti, tout me parvient comme avec un léger différé ; je réagis un coup sur deux, en vrac, mes mouvements sont empâtés : je me prends les pieds dans la marche dun trottoir, je trébuche, je manque de métaler à plat ventre.
Je me sens incapable daccomplir quoi que ce soit de bon aujourdhui. Je me demande si ça a vraiment été une bonne idée de ne pas annuler le cours : finalement, je nai pas du tout envie de conduire, jai peur de faire des conneries ; et puis, je redoute le regard de Julien, je redoute les questions quil ne va pas se gêner de poser.
Je suis peut-être à cinquante pas de lautoécole, lorsque la voiture se gare sur le petit parking.
Deux filles en sortent ; et avec elles, le petit coq blond, toujours aussi taquin, toujours aussi charmeur, toujours aussi sexy.
Sa tenue du jour comporte un t-shirt gris chiné, les bords des manchettes et du col mis en évidence par une fine lisière sombre : un petit bout de coton tendu sur sa plastique, qui met bien en valeur ses épaules bâties et ses biceps ; un jeans marron et des baskets blanches, un brushing à cheveux longs plaqués vers larrière ; et, pour compléter sa tenue de bogoss, il arbore un immense sourire, un sourire tellement lumineux quil déborde et irradie même à travers de ses grandes lunettes noires.
Définitivement, ce mec est à hurler. En plus, il respire la jeunesse insolente, la joie de vivre, la vie brûlée par les deux bouts. Rien quen le regardant, jai limpression de mieux respirer, daller carrément mieux. Définitivement, la beauté est à la fois un puissant analgésique et un antidépresseur plutôt efficace.
Japproche et le bogoss me serre la main, puissante prise de mec.
« Salut ! ».
« Salut
je lui rétorque, alors que je sens quil a capté direct mon cocard. Non, les lunettes de soleil ça ne cache pas tout.
Les filles sattardent à taper la discute au bogoss : elles me gonflent. Cest lui qui met fin à leurs piaillements, en leur coupant lherbe sous les pieds :
« Cest bien sympa, les filles
mais je ne suis pas sûr que ma copine apprécierait que je sorte en boite avec vous ce soir
il faut y aller maintenant, jai un autre cours
».
Les filles se tirent enfin.
« Hey, Nico ! » il maccueille alors très chaleureusement ; et là, je le vois plisser les yeux, amorcer le mouvement si sexy de mettre ses sourcils en chapeau, et me balancer direct, en singeant avec sa voix le ton avec lequel on sadresserait à un : « quest-ce que tas fait ? Tu tes battu ?!?! ».
Nico touché.
« Non, je me suis pris la porte de la salle de bain sur le nez
».
« A dautres
».
Nico touché 2 fois.
« Cest vrai
je te jure
».
« Tu me la fais pas
je sais à quoi ressemble un cocard
jen ai fait quelques-uns, jen ai reçus aussi
».
Nico touché 3 fois.
« Je suis maladroit
».
« Tu vais pas apprendre à un singe à faire la grimace
».
Je vois la fille de la dernière fois se pointer au loin, je la regarde approcher.
« Ne pose pas de questions, Julien
sil te plaît, fais comme si de rien nétait
».
« Cest lui qui ta fait ça ? ».
« Julien, sil te plaît
».
« Il a osé te frapper, ce con ? » fait-il en levant mes lunettes.
Nico coulé.
« Jai frappé en premier
».
« Toi, tu as frappé ? » fait-il lair perplexe et surpris, presque impressionné.
« Ecoute, Julien, ne te mêle pas de ça
».
« Ça me fait mal au cur de te voir dans cet état
je voudrais pouvoir taider
».
Le jeune loup blond a lair vraiment touché par ma détresse.
« Tu peux pas maider
enfin, si
fais ton pitre avec la fille comme dhab
fais-moi rire, Julien, jai besoin de rire
».
« Ça, cest dans mes cordes
».
La fille arrive, Julien linstalle devant le volant. Pendant tout le cours, le beau moniteur sillustre dans son rôle de charmeur impénitent, taquin, moqueur, drôle et beau parleur. Comme dhabitude, plus que dhabitude.
« Quest-ce qui tarrive aujourdhui ? Tas bouffé un clown ? » finit par remarquer la fille.
Mais rien narrête le jeune loup blond, il sapplique à mettre lambiance et il arrive même à marracher quelques sourires.
Aujourdhui, je ne cherche pas forcement son regard dans le rétro, je nen ai pas la force ; en revanche, cest son regard qui cherche le mien, et qui laccroche, il lit dedans, même à travers nos deux lunettes de soleil.
Je redoute un peu le moment dêtre seul avec lui, car je sais quil va tenter de me cuisiner.
« Ca va, Nico ? » il me demande, dès que nous sommes que tous les deux.
« Oui, ça va, allons-y ! » je tente de me dérober. Peine perdue.
« Ça na vraiment pas lair
» fait-il sans même écouter ma réponse « raconte
quest-ce qui sest passé ? ».
« Laisse tomber, sil te plait
jai pas envie den parler
».
« Ça te ferait pourtant du bien
».
Je sais quil a raison ; je sais que la seule façon daller mieux, ça passe par les mots : mais je sais aussi que si je commence à lui raconter ce qui sest passé la veille, je vais pleurer direct.
Et même si jai le sentiment que la sienne nest pas une curiosité mal placée, mais une véritable inquiétude, je nai pas la force de prononcer des mots, de revivre et de livrer des choses qui vont rendre ma défaite encore un peu plus réelle, ma douleur encore plus vive.
Je nai plus envie de pleurer, jai les yeux qui me font mal et chialer ravive à chaque fois ma migraine.
« Sil te plait, Julien
vraiment
».
« Tu vas pouvoir conduire ? ».
« Je vais essayer
».
Je mengage dans la circulation. Très vite, je me rends compte que jai un mal fou à me concentrer. Je suis tellement naze que jai du mal à capter et à retenir ses mots, pourtant limités aux stricts besoins de la conduite ; je suis obligé de le faire répéter, souvent ; pour, au final, ne retenir que la moitié de ses instructions, nen exécuter quun quart, en réussir encore moins.
Jai du mal avec les vitesses, je me mélange les pinceaux, je roule en deuxième jusqu'à faire bramer le moteur ; en redémarrant dun feu rouge, je démarre en quatrième, je cale, je me fais klaxonner, je stresse, je transpire ; mon mal de tête devient un supplice ; Julien me dit « cligno à gauche », je mets cligno à droite ; je manque de frôler une voiture dans une file parallèle ; Julien freine à ma place, il est même obligé de toucher le volant pour éviter laccrochage.
« Nico, fais attention ! » je lentends me lancer. Le ton de sa voix est raccord avec le regard que je sens sur moi depuis le début du cours : bienveillant et inquiet. Son attitude me rappelle soudainement celle de mon pote Thibault.
Assez vite, ses instructions me font sortir du centre-ville : nous longeons la Garonne, en direction du périphérique. Je suis stressé, fatigué, en nage, le mal de crâne me tenaille ; je sais que jai foiré mon cours et que jai déçu Julien ; peut-être même quil va annuler mon inscription pour lexamen de septembre, car finalement je vais avoir besoin dautres cours avant. Tant pis, je men fous. Rien na dimportance. Je nai quune envie, cest dêtre seul, et de pleurer, pleurer, pleurer.
« Arrête toi, là, Nico » fait Julien, en mindiquant lembranchement conduisant au terrain vague au bord de la Garonne ; ce terrain où nous avons parfois fait des exercices de manuvre et parfois discuté de choses qui nont rien à voir avec la conduite.
Je nai pas envie de lui donner loccasion de me tirer les vers du nez, mais je nai pas la force de mopposer à sa demande ; je crois que sil mavait dit de me jeter dans la Garonne, je laurais fait aussi : je me laisse faire, en panne totale de volonté.
« Coupe le moteur, Nico
».
Et je coupe le moteur.
« Parle-moi, Nico
quest ce qui se passé ? »
Et là, la tension qui jai laissé saccumuler en moi en voulant retenir ma souffrance et mes larmes, explose dun coup ; et je pleure, je pleure, je pleure.
Julien décroche sa ceinture, puis la mienne et il me prend dans ses bras. Il me laisse pleurer, le visage enfoui dans le creux de son épaule, il me laisse pleurer sans poser des questions.
« Je suis désolé
».
« Tu nas pas à lêtre
» fait-il, en posant sa main sur mes cheveux.
Le contact avec son corps chaud, les caresses de sa main, lodeur de sa peau au parfum léger du déo ; sa présence et sa bienveillance ont le pouvoir de me réconforter et de me faire sentir bien. Vraiment, jai limpression dêtre avec Thibault. Je me sens en confiance.
« Cest fini
fini
je ne le reverrai plus
».
« Quest-ce quil sest passé ? ».
« On sest disputés, hier
».
« Pourquoi vous vous êtes disputés ? ».
« Parce quil nassume toujours pas ce qui se passe entre nous
».
« Au lit ? ».
« Au lit et en dehors du lit
il préfère tout foutre en lair que dassumer
il na jamais rien assumé
et encore moins maintenant
».
« Pourquoi maintenant ? ».
« Bientôt il va partir à Paris
».
« A Paris ? ».
« Oui, il a été repéré par une équipe de rugby pro
».
« Naaaaan
il va jouer au Stade ? Dans mon équipe
à moi ? ».
« Non, au Racing
».
« Ah oui ? Et alors il a voulu te larguer avant de se tirer
il a voulu arracher votre relation comme on arrache un sparadrap
».
« Je lui ai dit que je laimais
et lui il ma dit que je ne suis rien pour lui
juste un mec pour samuser
je me suis énervé et je lui ai balancé tout ce que javais sur le cur
je voulais lui faire mal mais il ma fait encore plus mal
il ma dit de dégager de sa vie
».
« Sil nassume pas ce quil fait avec toi, cest quil na pas de couilles pour être un bonhomme
».
« Il a été horrible
».
« Et vous en êtes venus aux mains
montre ça
» fait-il, tout en enlevant à nouveau mes lunettes « eh beh
il ne ta pas raté
comme quoi, vous les pd, vous pouvez être tout aussi con que les hétéros quand vous vous appliquez
».
« Si tu savais comment je men veux de lavoir frappé
».
« Il la bien cherché, non ? ».
« Oui, mais
».
« Tu laimes vraiment ce mec
».
« Comme un fou
».
« Sil ne sait pas apprécier ça, il nen vaut pas la peine ! ».
« Peut-être quil a raison de faire ça
de toute façon, je nai rien à lui offrir
à la rentrée, je vais partir à Bordeaux pour mes études ; et lui, il va partir à Paris
pendant des années, je vais être étudiant, je naurai pas de salaire ; lui, il va être connu, il va avoir du fric
il va évoluer dans un monde où il ny a pas de place pour un pd qui aime un joueur vedette
cest un autre monde, et puis cest loin
il va avoir son appart, il va avoir des nanas à plus en finir
et sil veut des mecs, il pourra toujours en trouver sur place, des vrais bomecs
quest-ce que tu veux quil semmerde avec un type comme moi qui, en plus, lui met la pression ? ».
« Mais tu rigoles, Nico ? Tu as tant de choses à offrir à un mec ! Tu es un petit gars adorable, gentil, amoureux
».
« Je naurais pas dû lui dire que je laimais
».
« Tu nas pas à regretter de lui avoir dit, car cest ce que tu ressens, et ça devait sortir, tu avais besoin de lui dire
il serait sorti de toute façon, tôt ou tard
tu las dit et tu as bien fait
et lui, il la au moins entendu
même sil la piétiné
».
La sonnerie de son portable retentit soudainement. Le boblond décroche aussitôt. Une voix féminine grésille dans lappareil :
« Tu reviens bientôt ? Tes prochains cours tattendent
»
« Oh, putain » fait Julien en regardant la montre à son poignet « je navais pas vu lheure
».
« Tes pas encore en train de tenvoyer en lair, jespère ? »
« Non, pas du tout
tu me prends pour qui
» il rigole.
« Pour un mec à qui, sil était le mien, jaurais déjà coupé tout ce qui dépasse
».
« Moi aussi je taime, Carine
».
« Grouille, abruti ! ».
Le bogoss raccroche en rigolant. Son sourire canaille est beau à pleurer.
« Tas vu
je me fais engueuler
elle est jalouse
» fait-il, en dégainant son plus bel air de clown coquin.
Je tente de lui sourire à mon tour.
« Il faut quon y aille
» il me lance.
Le fait est que je ne me sens pas prêt à reprendre le volant ; ces dernières larmes mont vidé de toute énergie ; jai chaud et du mal à respirer, la barre qui transperce mon crane de tempe à tempe me fait de plus en plus souffrir ; je suis HS dans le siège de la voiture.
« Tu veux que je conduise ? » fait le beau moniteur, en anticipant ma demande.
« Je veux bien
».
Je regarde le beau Julien au volant de sa voiture ; il conduit avec assurance, et le trouve beau et viril dans le rôle de chauffeur ; sa conduite est à la fois sportive et apaisante, ça me fait un bien fou de me sentir pris en charge. Il me regarde, me sourit, me parle de ses galipettes avec Sandrine entre deux cours.
Je le regarde et limage dun autre chauffeur, brun, la peau mate, à bord dune 205 rouge, roulant vers lappartement de la rue de la Colombette, promesse dune nuit damour, surgit dans mon esprit comme un éclair aveuglant. Jai encore envie de pleurer
Je profite dun blanc dans la conversation pour me secouer de ce souvenir avant de me laisser emporter par lémotion ; jen profite pour mexcuser :
« Désole pour mes conneries de tout à lheure
peut-être que finalement je ne suis pas prêt pour lexamen de septembre
».
« Mais tu plaisantes, Nico ? Je sais que tu sais conduire
et je sais aussi que tu nes pas bien aujourdhui
alors, je ne vais pas tenir compte de ce dernier cours
tu passeras ton examen à la première session de septembre, comme prévu
dici là, essaie de te reposer et de ne pas trop penser à tout ça
dis-toi que ce mec nest pas un mec pour toi
pense à Bordeaux, à tes études, à ta nouvelle vie
tu dois aller de lavant
je suis sûr que tu vas trouver un bon gars qui va se rendre compte à quel point tu es un mec génial
cest avec ce gars-là que tu seras bien
».
« Cest gentil de tenter de me remonter le moral
».
« Cest normal, tes mon pote
».
« Je naurais jamais cru quon deviendrait potes
».
« Moi non plus, mais nempêche que je te trouve sympa
».
Le jeune loup blond me sourit. Et, ce coup-ci son sourire est à la fois charmant et touchant.
Nous arrivons au parking de lautoécole. Julien coupe le moteur, se tourne vers moi ; il me regarde droit dans les yeux et il me lance :
« Tu devrais partir quelques temps pour te changer les idées
».
« Cest plus ou moins prévu avec ma cousine, mais je ne sais pas encore quand
».
« Le plus tôt sera le mieux
pars et amuse-toi, Nico
profite de tes 18 ans
ne passe pas le reste de lété à broyer du noir
cest lété, putain ! File à la mer, nage, balade-toi sur la plage, sors, rencontre des mecs
baise avec
mais si tu baises avec, noublie pas de te protéger
noublie jamais ! Pas de bêtises sous prétexte que tu ne vas pas bien
un jour tu iras mieux et il ne faut pas quà ce moment-là tailles à regretter les conneries que tas faites dans un moment de faiblesse
».
« Promis
Julien
merci
pour tout
» jarrive à lui répondre, en lui tendant la main et en retenant de justesse de nouvelles larmes.
Et là, devant tout le monde qui attend devant lautoécole, le boblond me prend une dernière fois dans ses bras et me serre très fort contre lui.
« Merci à toi Nico, surtout noublie jamais que tu es un gars génial ! ».
« Toi aussi tu es un gars génial
à bientôt, Julien
».
Je sors de la voiture et je méloigne sans tarder : les larmes se pressent à mes yeux, je veux être tout seul pour chialer à nouveau.
Je nai pas fait dix pas que jentends la voix du beau moniteur mappeler :
« Nico, attend ! ».
Je me retourne ; Julien me fait signe de revenir, son portable à la main. Je reviens sur mes pas.
« Cest quoi ton numéro ? ».
Je lui donne machinalement sans vraiment savoir pourquoi il le demande et pourquoi je le lui donne, vu que les cours de conduite cest fini.
Je le vois enregistrer le contact, puis tapoter un message ; le signal sonore du message envoyé retentit ; le jeune loup blond relevé alors la tête et plante une dernière fois son regard transperçant et charmeur dans le mien.
« Je tai envoyé un sms, comme ça tu vas avoir le mien
».
« Merci
» je lâche machinalement.
« De rien
si je te donne mon tel, cest pour que tu ten serves
si ça ne va pas, tu mappelles, ok ? ».
« Ok
promis
».
« Allez, vas-y maintenant, bonnes vacances, petit veinard ! ».
Je méloigne, le cur envahi et saturé par un mélange de sensations inédit, un trop plein démotions plus que jamais prêt à déborder de mes yeux rougis.
Les mots, lattitude chargée de bienveillance de Julien, me touchent profondément ; lamitié quil me témoigne a lair vraiment sincère. Oui, qui aurait cru quon en arriverait là : notre complicité est partie dun petit jeu du chat et de la souris, sur fond de mon attirance pour lui, cette attirance qui flattait son ego ; une complicité faite de regards complices et dallusions sans conséquences.
Au départ, jai été gêné quil capte mes regards, mon attirance ; jai été aussi gêné quil découvre lexistence du « bobrun qui fait la gueule » ; mais tout ça nous a rapprochés, et ça ma fait gagner un confident. Et aujourdhui, je suis ému par ses témoignages dempathie, destime, damitié.
Je ne me serais jamais attendu tout ça de lui. Cest un bon gars ce Julien ; un coquin, un charmeur et un coureur impénitent, mais un bon gars quand-même.
Le chemin pour rentrer à la maison se révèle bientôt être une épreuve. La fatigue me gagne, la chaleur massomme, la barre qui transperce de tempe à tempe machève : jai du mal à mettre un pied devant lautre.
Jai besoin dun lit, jai besoin de dormir, dormir pendant des jours et des semaines, dormir pour ne plus souffrir, dormir assez longtemps pour en oublier même les raisons de ma souffrance. Dormir jusquà loublier. Jusquà oublier même son nom.
Soudainement, la perspective de méloigner de Toulouse avec ma cousine semble dégager un peu lhorizon devant moi. Accalmie précaire, illusion dun instant, fragile, chancelante.
Le retour de la tempête me guette au prochain carrefour : lorsque sa présence transperce ma rétine, vrille mon cerveau, déchire mon cur, mes tripes.
Je le vois débouler à la toute dernière minute et je manque de le percuter. Je lévite de justesse et je me ratt à une voiture garée contre le trottoir pour ne pas tomber.
« Désolé ! » il me lance, en plantant son regard de b(r)aise dans le mien, tout en attrapant ma main pour maider à me relever.
« Ce nest rien, ce nest rien
» je répète, complètement désorienté, happé par la fragrance, par le bouquet frais et boisé qui se dégage de lui.
Cest un bobrun, un très bobrun, du genre bad boy, petite frappe, charmant au possible, sexy à se taper la tête contre le mur ; il est habillé dun simple t-shirt blanc col rond, pas spécialement ajusté, avec un jeans déchiré ; la cigarette au bout des lèvres, il plisse les yeux en tirant dessus.
« Ça va aller ? » il se renseigne en attrapant sa cigarette du bout des doigts, entre le pouce et lindex, la grimace typique du fumeur sur le visage lorsque la nicotine brûle ses bronches.
« Oui ça va aller » je réponds mécaniquement, alors que je suis happé par son regard, désorienté par un trop plein démotions nouvelles.
« Salut ! Et encore désolé
» fait-il, avant de repartir.
« Salut ! » je lâche tout bas, en le regardant séloigner.
Oui, salut, bel inconnu. Salut et adieu. Dans une seconde, tu mauras oublié. Pas moi. Je te regarde marcher devant moi, le pas rapide, assuré, très mec ; je te regarde marcher vers ta vie, laissant derrière toi une intense trainée de parfum de mec : cest une fragrance qui mest bien familière, car elle a souvent hanté mon nez et mon cerveau pendant de nombreux moments sensuels.
Si tu savais, bobrun inconnu, comment tu me rappelles des tas de souvenirs, à quel point tu me fais penser à lui
Tu as le même regard brun, intense, ténébreux, chaud comme la braise ; tu thabilles comme lui, simplement mec, t-shirt blanc et jeans ; et même si je devine que, sous ton t-shirt, tu es certainement moins bâti que lui, tu portes le même parfum ; tu as les mêmes attitudes de mec, très mec, lorsque tu fumes ta cigarette. Te voir, cest comme une claque dans la figure : car, te voir, cest comme le voir, lui.
Une claque qui, en une fraction de seconde, fait tout remonter en moi
tout ce que je veux oublier
Cest pas possible, je narriverai jamais à loublier
La migraine ne me lâche pas dune semelle, elle transforme ma tête en grosse caisse.
Jai le sentiment quon ma arraché le cur, que plus jamais je ne tomberai amoureux ; et que je ne serai plus jamais heureux.
Je viens de rentrer à la maison, lorsque mon tel émet enfin un petit son. Le message de Julien vient darriver.
« Nabandonne jamais.. tu es un vrai bonhomme. Crois en toi. Jul ».
Jai perdu mon amour, mais jai trouvé un pote.
Après mangé, après le départ de maman, je vais à la sieste.
Je me réveille au bout dune heure, pas plus : non pas que je naurais pas voulu dormir davantage, mais il fait tellement chaud que je me réveille en nage.
Je nai pas envie de lire, ni de regarder la télé. Je vais courir sur le canal. Je vais courir pour me défouler, pour tenter dévacuer cette rage souffrance qui métouffe ; je vais courir pour mépuiser.
Je cours, longtemps, je cours comme un fou, je cours loin de la ville ; je cours en pleurant, je cours jusquà ce que la douleur de mes muscles soit si intense quelle me fasse oublier la douleur qui me ravage de lintérieur.
Le soir, seul dans ma chambre, je meffondre.
24 heures déjà : les « anniversaires » comptent parmi ce quil y a de plus dur à encaisser dans une rupture.
Avec les exhortations à ne pas sapitoyer sur soi-même, à aller de lavant, à ne pas se faire pourrir la vie par « celui qui nen vaut pas la peine ».
Je ne peux pas accepter, je ne veux pas accepter. Comment accepter qu'on vous arrache le cur ?
Seul dans ma chambre, dans mon lit, dans le noir, je revois son visage, le nez en sang ; je revois son regard juste avant de quitter la maison, ce regard perdu dans lequel je suis sûr davoir vu du regret, un déchirement, une profonde tristesse : comme sil se faisait violence pour être aussi mauvais ; et ce, dans le seul but de laisser cette histoire impossible derrière lui, avant de senvoler pour Paris ; dans le but de me dégouter de lui, de me priver de tout faux espoirs.
Mais si ça lui coûte autant de piétiner notre belle histoire, pourquoi il sinflige ça, pourquoi ?
Je me dis quil ne peut pas aller au bout de sa bêtise, non ; quà un moment ou à un autre, il va bien se rendre compte quil est en train de détruire quelque chose de beau et dunique, quelque chose qui apporte du bonheur dans sa vie ; cet amour, cette complicité, cette tendresse quil y a entre nous.
Je me dis que je dois tenir bon, quil va avoir un sursaut de lucidité et réaliser à quel point il a été horrible et injuste
ce nest pas possible autrement ; je me dis quavant de partir pour Paris, il va menvoyer un sms, des excuses ; je me dis quil va revenir vers moi, me demander de nous revoir une dernière fois, me serrer dans ses bras, me dire quil regrette, quil sest rendu compte que je lui manque ; me demander de tout lui pardonner. Et je lui pardonnerais ; cent fois, je lui pardonnerais.
Stupide et vaine attente. Espoir éphémère, dont la déception dheure en heure, na de résultat que dexacerber encore un peu plus ma souffrance.
Soudainement, je ressens le besoin de me séparer de ses affaires ; cest un besoin violent, auquel je tente de maccrocher en espérant au plus vite me débarrasser de cette souffrance.
En repensant au dédain avec lequel il a refusé le maillot que je lui ai offert, je me sens insulté et offensé ; je me suis fait une telle joie de lui acheter, jai mille fois imaginé le moment de lui offrir, le bonheur de lui faire plaisir ; jamais je ne me serai imaginé que ça se passerait de cette façon.
Quoi faire désormais de ce maillot ? Je ne peux pas le garder. Le jeter ? Cest dommage. Je vais le filer à Emmaüs. Il reste sa chemise, son t-shirt, son boxer, les trois photos dont Thibault ma fait cadeau : je les mets dans une poche que je ferme ; demain, je vais les jeter. Il faut juste que je trouve le cran de le faire. Je vais le trouver. Je ne veux rien garder de lui. Rien qui me rappelle nos moments ensemble. Il y a assez de souvenirs dans cette maison, dans ma tête, pour que je laisse des objets men rappeler davantage.
La migraine massiège, me persécute, implacable tortionnaire ; mes nerfs sont en boule : jai limpression dêtre tellement fatigué, que mon épuisement mempêche paradoxalement de trouver le sommeil ; jai limpression que mon cerveau, mes hormones, sont complètement détraqués, que plus rien ne marche dans mon corps.
Vivement la rentrée, que je me tire à Bordeaux ; loin de cette chambre, loin de cette maison, de cette ville, des souvenirs, de cette souffrance insupportable.
Samedi 12 août 2001.
La nuit a été longue : la nuit est interminable lorsque les sommeils sont courts. Je me réveille encore plus fatigué et mal en point que la veille. Jai tout juste le courage de me trainer jusquà la salle de bain pour faire pipi, jusquau frigo pour boire un verre de jus de fruits et de méclipser avant que la maison ne se réveille. Je monte les marches de lescalier avec une allure de zombie, ces mêmes marches que jai tant de fois grimpées quatre à quatre pour aller à sa rencontre.
Je me recouche. Je ne sais pas si je vais pouvoir retrouver le sommeil. Pourtant, cest décidé, ce matin je ne vais pas me lever. Je nai aucune raison de me lever. Je me recroqueville dans ma tanière, la radio toujours en bruit de fond.
Contre toute attente, je me rendors. Et pendant très très très très très longtemps.
Mon réveil, en milieu de laprès-midi, sera un brin brutal : cest la voix dElodie qui me tire de ma léthargie, Elodie en mode surjeu à fond, telle un guest déboulant au beau milieu dun épisode de série comique.
« Allez, cousin, tas assez dormi
secoue toi, prends une douche, on se tire
».
« De quoi ??? » je minsurge, émergeant en sursaut.
« Ah putain
ça sent le phoque ici ! » fait elle, se précipitant à la fenêtre pour ouvrir les volets.
La lumière vive et la caresse musclée du vent dAutan ajoutent de la violence à ce réveil sauvage.
« Laisse-moi dormir ! » je fais, mauvais, en enfouissant ma tête sous la couette.
« Allez, cousin, ne fais pas lautruche
file te doucher
on part à Gruissan ! ».
« Quand ? ».
« Tout de suite ! Ce soir je veux manger un plateau de fruits de mer ! ».
Lidée de bouger de mon lit me parait inconcevable.
« Je dors
».
« Bouge ton cul ! » fait elle en marrachant la couette.
Je fais un rapide check-up de mon état physique. Verdict : je me sens toujours très fatigué, mais la migraine semble me donner un répit.
« Allez, on y va ! » fait elle en attrapant lune de mes chevilles et en tirant vers le fond du lit.
« Tu me casses les
».
« Je sais, mais tas encore rien vu
je te laisse une demi-heure
le temps de prendre un café avec tata
après je remonte avec un seau deau et de glaçons ! ».
Je lécoute redescendre les escaliers. Je lentends discuter avec maman. Je narrive pas à capter leur conversation, mais quelque chose me dit que maman nest pas étrangère à la venue dElodie.
En tout cas, passé le premier moment de ce réveil un peu brutal, la présence de ma cousine commence vite à me faire du bien. Lidée de partir loin de Toulouse, de me retrouver seul avec elle, de déconner comme des fous, commence à me plaire.
Je me levé, je passe à la douche ; leau tiède aussi me fait du bien. Je mhabille, je jette quelques affaires dans ma valise et je descends.
« Tes prêt, cousin ? ».
« Pas tout à fait
jai un truc à faire, avant de partir
je te demande une petite demi-heure de plus
».
« Cest quoi que tu dois faire ? » me demande Elodie, sans détour.
« Juste me débarrasser dun truc
».
« Et ça ne peut pas attendre ? ».
« Non, je dois le faire maintenant, cest important
».
« Ok, à toute mon cousin ! ».
Pendant ma douche, jai repensé au maillot. Je ne peux pas le garder, mais je ne vais pas le jeter, ni le donner à Emmaüs. Ce maillot est un cadeau et il appartient désormais à son destinataire ; sil nen veut pas, il le jettera à la poubelle par lui-même. Je ne sais pas combien de temps nous allons rester à Gruissan ; et il y a de fortes chances que quand je reviendrai sur Toulouse, il sera déjà parti à Paris. Alors, cest maintenant ou jamais.
Oui, ce maillot a un seul destinataire possible ; men débarrasser, cest un geste qui a une grande signification pour moi, un geste que je voudrais purement cathartique.
Pourtant, à regarder de plus près, sous lenvie de me délester de ce symbole dun passé si lourd à porter, dans mon geste il y a quand même lenvie sous-jacente de le retenir, ce passé ; ce geste, cest comme une bouteille jetée à la mer ; dans mon geste, je nourris quand même linfime espoir darriver à toucher son cur. Je repense à ce regard de gosse quil a eu lorsquil la déplié et je me dis que ce maillot est vraiment ma toute dernière carte à jouer.
Je suis parti de la maison très déterminé, mais je sens ma volonté flancher un peu plus à chaque pas ; je redoute de le croiser, car même le voir de loin me parait un effort insoutenable.
Le cur tape si fort dans la poitrine quil semble devoir lexploser à chaque battement.
Je me fais violence pour avancer. Lorsque jarrive à Esquirol je suis hors dhaleine, jai les jambes en coton et une crampe à la main à force de serrer le sachet.
Une silhouette noire et blanche déboule en terrasse avec un plateau à la main et je suis au bord du back out.
Fausse alerte, ce nest pas lui. Cest son patron.
Comme je my attendais, il ny a pas grand monde en terrasse à cette heure.
Jattends que le type soit revenu dans la salle pour rentrer à mon tour. Une fois à lintérieur, mon regard est immédiatement happé par la porte qui mène aux toilettes, et bien au-delà des toilettes ; mon cur est aspiré par le souvenir désormais nostalgique et douloureux de cette pipe dans la remise, même pas une semaine plus tôt.
Comment ma vie a changé depuis : il y a six jours, jétais le mec le plus heureux de la terre ; six jours plus tard, je suis aussi malheureux que les pierres. Ces putains d« anniversaires », putain !
En repartant après avoir déposé le maillot, je ressens un mélange de détachement, de soulagement et de tristesse. A vrai dire, je ne sais pas lequel des trois sentiments était le plus fort. Peut-être le détachement.
Aller à la plage, me baigner, rester des heures sous le parasol à mater les bogoss avec Elodie, faire des classements, délivrer des notations, disserter à linfini sur la beauté masculine ; et passer dautres heures en silence, côté à côté, à lire de bons bouquins ; puis, vers le soir, marcher longuement sur la plage, rigoler et refaire le monde ; sacheter une pizza et rester tard face à la mer, regarder le coucher de soleil jusquà la dernière image, comme le générique de fin dun film qui nous a émus et qui nous scotche à notre fauteuil ; puis, la nuit tombée, écouter la mer calme, la peau caressée par la brise du soir, les pieds dans le sable ; parler, rigoler, parler, pleurer.
Sortir le soir, chaque soir ; pour boire un verre, pour mater encore du bogoss. Pour rigoler. Pour tenter de réapprendre à vivre.
Lépisode complet sur jerem-nico.com.
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